Sociologie de la compétition
EAN13
9782200355296
ISBN
978-2-200-35529-6
Éditeur
Armand Colin
Date de publication
Collection
128
Nombre de pages
126
Dimensions
1,8 x 1,3 cm
Poids
135 g
Langue
français
Code dewey
302.14
Fiches UNIMARC
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Sociologie de la compétition

De

Armand Colin

128

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1

Des luttes collectives
aux compétitions individuelles

« Ceux qui vivent sont ceux qui luttent. »

Victor Hugo

Dans une société de classes, la compétition n'a pas le même sens que dans une société d'individus. Dans la première, la compétition oppose des groupes animés par la conscience collective de leurs intérêts et de leurs valeurs. L'expérience sociale des « agents » est d'abord celle de la lutte pour un meilleur sort commun. Dans une société d'individus, les réussites sont plus personnelles. Les individus conquièrent par leurs succès de nouveaux statuts pour eux-mêmes, pas de nouveaux droits pour tous. L'excellence individuelle vaut donc plus pour elle-même et moins comme ambassadrice d'un collectif. Dans une société d'individus, les inégalités entres groupes sociaux n'ont pourtant pas disparu, mais l'acteur s'y réfère moins pour expliquer ses performances. Visant plus de liberté et plus d'autonomie, l'individu doit en contrepartie se charger du poids de ses échecs. Il ne peut plus se penser seulement en victime des inégalités. Hier frustré, revendicatif, mais intact du point de vue de l'estime de soi, l'« agent » n'était pas tenu de se lancer dans la compétition et, s'il s'y risquait, il voyait dans ses défaites une fatalité frappant tous ceux de sa classe. L'injustice sociale lui permettait d'expliquer ses résultats par la position globale de son groupe social. Quoi de plus normal après tout s'il perdait une compétition faite pour d'autres infiniment mieux préparés que lui ? Aujourd'hui, l'individu ne dispose plus d'un tel réconfort psychologique. Il est tenu d'être compétiteur et d'assumer des échecs qui soulignent ses propres insuffisances. Il ne peut rester en permanence au sommet ; il traverse des moments d'épuisement et de dépression liés au surcoût d'énergie nécessaire à celui qui cherche, hors des assignations, à devenir lui-même. Le bond en avant dans l'autonomie, loin de la norme d'obéissance et de ses prescriptions clés en main, se paie par la « fatigue d'être soi » (Ehrenberg, 1998).

1.1. Pierre Bourdieu et l'accumulation de capitaux
spécifiques dans des champs

Les règles de la compétition sociale

Pour Pierre Bourdieu, la lutte entre « agents » n'est pas un combat individuel. D'une part, elle a pour enjeu global la mobilité sociale (ascension ou déclassement) de groupes sociaux dans leur ensemble. D'autre part, pour s'y engager, il est nécessaire de disposer de capitaux qui s'accumulent et se transmettent sur plusieurs générations. L'agent est le représentant de son groupe social et de sa lignée dont il a incorporé les normes sous la forme d'un habitus de classe. Certes, la compétition sociale n'est plus la lutte de classes des sociétés industrielles du XIXe siècle mais un affrontement mobilisant des formes diversifiées de capitaux (économique, culturel, social, symbolique). Il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'une opposition globale entre dominants et dominés.

En désaccord avec tout calcul des chances « moyennes » de réussite sociale (comme si les agents étaient indéterminés et interchangeables), Bourdieu montre que le succès dans la compétition sociale dépend de la relation entre la structure sociale et la possession des différentes espèces de capitaux, entendus comme des instruments d'appropriation des chances de réussite. Ce n'est pas au terme d'un calcul rationnel très conscient (comme le suggèrent par exemple les modèles issus de la théorie des jeux) que l'agent se lance dans telle ou telle compétition sociale. L'anticipation pratique que chacun fait de son devenir dépend de l'habitus de classe qui engendre des aspirations en concordance avec les conditions objectives. L'ajustement produit par l'habitus de classe interdit à l'agent de s'engager dans n'importe quelle compétition, en rejetant d'emblée les moins conformes à cette norme intériorisée, les jugeant alors comme des « folies ». Les ambitions professionnelles ne sont donc jamais de pures utopies. L'« agent » vise à améliorer sa position dans l'espace social, mais en sachant à quel niveau et contre qui il peut concourir. L'habitus impose donc « une soumission immédiate à l'ordre des choses et incite à faire de nécessité vertu » (Bourdieu, 1974, 25). Une des stratégies majeures des classes dominantes consiste à rabattre les prétentions des classes dominées. L'imposition morale est réussie lorsque les dominés considèrent leurs prétentions comme illégitimes et renoncent à concourir, où concourent battus d'avance. De La Reproduction jusqu'à La Domination masculine, Pierre Bourdieu dénoncera ce mécanisme de violence symbolique aboutissant à l'intériorisation et à l'acceptation par les agents de leur propre domination.

Les familles pèsent sur les résultats de la compétition sociale, non seulement en transmettant différentes formes de capitaux, mais surtout en fournissant (ou non) un atout de choix dans des rapports de concurrence : la sécurité « que procure la certitude de pouvoir compter sur une série de filets de protection » (Bourdieu, 1974, 11). Les fils de dominants savent intimement qu'ils peuvent se lancer et prendre le risque de jouer le possible contre le probable. Les dispositions à anticiper, à saisir sa chance, à prendre des risques ne peuvent être acquises que sous certaines conditions sociales : « Quand on prend le risque de tout perdre en voulant tout gagner, c'est souvent qu'on ne prend jamais le risque de vraiment tout perdre » (Bourdieu, 1974, 14). Ainsi, les dispositions face aux prises de risque dépendent du volume du capital engageable dans la compétition. Ceux qui en détiennent le moins sont portés vers des stratégies à moindre risque pour ne pas le disperser ou dilapider d'un seul coup leurs ressources ; ceux qui en détiennent le plus peuvent s'orienter au contraire vers des « placements » plus risqués (et donc plus fructueux). Mais chaque famille ne peut transmettre que ce qu'elle a pour armer et préparer sa descendance à la compétition. Cette inégalité fondamentale exige de la sociologie un dévoilement critique des mécanismes de reproduction sociale.
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