Sans armure

Cathy Ytak

Talents Hauts

  • 17 août 2020

    Ce livre est sorti en Juin dernier et je le désirais vraiment. Fanny parle de fidélité de lectrice quand on lit toutes les publications d’une même personne. J’ai presque tout lu de Cathy Ytak et au moment d’ouvrir ce roman, je m’interroge encore sur l’étrange frontière qui sépare la littérature jeunesse de la littérature adulte.
    C’est un livre qui tisse à nouveau des liens, qui entre en écho.
    J’ai fait tout de suite confiance à la voix de la narratrice, Yannick. C’est un « e » au bout de l’adjectif « désolée », qui m’apprendra son sexe. Mais fille ou garçon, peu importe. Avec l’autrice, je sais qu’on peut aimer librement. Le texte est habité, la narratrice a une présence à laquelle je crois sans me sentir manipulée par une rhétorique. Elle est, a contrario, une présence que la discrétion de l’écriture rend sensible. Elle nous parle de Brune, dès l’incipit, la langue est vive. Elle nous offre un lieu imaginaire et symbolique pour apprivoiser en commun nos points de souffrance extrême et les transformer en plaisir. A chacun de jouer sa propre partition subjective. Brune est une jeune fille, sans armure, différente. Par le partage de sa différence, nos mondes internes peuvent s’ajuster sans se confondre. Nous apprenons à mouvoir ensemble nos différences et à respecter la part inviolable qui définit chacun.
    « Quand on met des masques pour avancer dans la vie, il est parfois insupportable qu’un autre les décolle, même avec tout son amour. »
    Les autres ont tôt fait de repérer les maillons faibles. Pas seulement les adolescents, les adultes aussi sont féroces entre eux. Quand on a une manière atypique de voir et d’entendre le monde, on possède l’œil le plus précis sur cette terre. D’autres se sont construits comme des bunkers. Le pays de Brune c’est celui du désir, de la connaissance et de l’amour. Le reste c’est un monde qu’elle n’habite pas. Il faut beaucoup de repli sur soi pour surmonter ceux qui la blessent, ceux qui possèdent des écrans bleus à la place des yeux. Brune se passionne pour tout, vite, très vite. Mais elle prend son temps d’avoir du cœur.
    Cathy Ytak écrit sur des choses très pures. Toute la sensibilité de notre époque est gagnée par la jouissance de l’éphémère. Le sublime de la sensibilité a dérivé vers la naïveté. Ce qui en soulage, c’est la littérature. Elle attire et se partage librement, de façon diffuse, ouverte, fluide.
    Mon métier c’est celui-là, donner à lire ce qui attache et même capture. Ce court texte, je l’ai refermé dans une profonde émotion car il transporte en lui de quoi réparer le réel traumatique qui circule invisiblement dans le temps que l’on soit adulte ou adolescent. Sans armure permet de désingulariser sans cesser d’individualiser. C’est une littérature qui se donne comme ce qui danse au plus près de toutes les blessures et au-dessus de tous les gouffres possibles.
    J’ai refermé ce livre en pensant très fort à mes lointaines recherches sur Calvino. A la fin des Villes invisibles, au moment où Marco Polo évoque « la ville à laquelle tend [s]on voyage »:
    « L’enfer des vivants n’est pas chose à venir; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir . La première réussit aisément à la plupart: accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir; la seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels: chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place. »
    Merci à Cathy Ytak d’avoir dessiné Brune si subtilement grâce aux mots ( mais aussi au clin d’œil à Kodhja, à Pierre Lapointe , à la beauté de l’artisanat....).
    La littérature permet que des épreuves incommensurables et apparemment incommunicables deviennent partageables.
    La littérature jeunesse est une zone à défendre. Mais comment ? Je dirais en l’occupant, avec pertinence, comme dans ce court texte. Si c’est réussi littérairement, c’est parce que les moyens strictement textuels sont mobilisés avec une telle intensité, qu’elle m’amène , à chaque fois, sans que j’y prenne garde, à me détourner de la possible réalité pour apprécier dans toute son opacité, l’épaisseur du langage elle-même.